La société de la fatigue,Byung‑Chul Han
Le philosophe sud‑coréen Byung‑Chul Han, à travers ses phrases laconiques, évitant les subordonnées et les adjectifs, revient à l'écriture pour parler de l'actualité du monde. À son œuvre prolifique, il ajoute maintenant La société de la fatigue, une perspective lucide sur la contemporanéité, observant l'envers de l'expérience de la « tardomodernité », comme il appelle notre époque, où il détecte des signes de dépression et d'épuisement collectifs face à l'exigence de performance et à l'accélération capitaliste.
Han développe une lecture singulière de l'évolution philosophique : « Le siècle dernier représentait une époque immunologique, marquée par une nette division entre l'intérieur et l'extérieur, l'ami et l'ennemi, le propre et l'étranger. La guerre froide répondait également à ce schéma immunologique. Ce modèle implique un dispositif social : tout ce qui est étranger est repoussé. Résistance et étrangeté face à l'altérité. » En analysant le siècle actuel, le penseur sud‑coréen ajoute : « Aujourd'hui, l'altérité a été remplacée par la différence, qui ne provoque aucune réaction immunologique. » L'argument, dans ce sens, est solide : « Le paradigme immunologique n'est pas compatible avec la mondialisation, ni avec le processus d'hybridation qui domine le discours théorique culturel. » Il place donc les regards philosophiques de Foucault et Hannah Arendt comme des analyses d'un monde moderne qui n'est plus celui que nous vivons, un monde traversé et enveloppé par l'hyperactivité, la quête infinie de performance et l'accélération, produisant une société accablée par un épuisement sans issue.
" Ainsi, le sujet performant se livre à la liberté contrainte ou à l'obligation libre de maximiser son rendement. L'excès de travail et de performance s'intensifie et se transforme en auto‑exploitation. Celle‑ci est d'autant plus efficace qu'elle s'accompagne d'un sentiment de liberté. L'exploiteur est en même temps l'exploité. Cette obligation se mue en violence. Les maladies psychiques de la société de performance sont précisément les manifestations pathologiques de cette liberté paradoxale. "
La société de la fatigue, comme il l'appelle, a un envers qui demande à être pensé. Pour Han, la fatigue comme effet dévastateur du déchaînement auquel mènent l'efficacité, la performance et le vertige, offre une autre perspective. Il s'appuie sur Peter Handke, qui, dans son Essai sur la fatigue (2006), postule une dimension bénéfique : « La fatigue capable de voir et de réconcilier, celle qui non seulement regarde l'autre, mais qui l'est aussi, qui inspire la confiance dans le monde. » Han trouve chez Handke la notion d'une fatigue fondamentale qui n'est pas un épuisement, mais un apaisement particulier qui inspire, qui laisse faire, même dans le non‑faire, une possibilité de contemplation créative. C'est précisément à ce point que le philosophe oriental s'arrête pour la distinguer de l'effet violent et traumatique que représente la fatigue du désarroi individualiste actuel. Et il souligne, avec précision, la nécessité de passer à un temps où la société pourrait remplacer une fatigue par une autre : du dispositif destructeur à la puissance du soin, de la rencontre et de l'écoute, de la concorde, de la proximité et du voisinage.
La décision critique de Byung‑Chul Han de se rapprocher d'un moment clé de la littérature universelle pour ausculter, à partir d'un texte de 1853, une époque diamétralement différente, notre XXIe siècle, est intéressante.
Un chapitre du livre est dédié à Bartleby, le scribe de Herman Melville. La décision critique de Byung‑Chul Han de revenir à ce moment fondamental de la littérature universelle pour explorer, à travers un texte de 1853, un personnage singulier et sa phrase immortelle (« Je préférerais ne pas »), est intéressante. Melville situe son scribe à Wall Street, là où émergent les modes et mécanismes du capitalisme que les temps développeront. Dans ce contexte, soumis à la société naissante de la performance, Bartleby fait face aux demandes du système de travail et énonce son refus radical : « Je préférerais ne pas. » Sans rébellion ni rupture, il ébranle l'ordre le plus fondamental du dispositif socio‑économique : quelqu'un dispose, et un autre accepte et obéit. Han débat avec l'interprétation de Giorgio Agamben sur le personnage de Melville, que le philosophe romain considère comme un signe messianique, une sorte de figure du néant d'où naît toute création. Selon Han, Bartleby n'a rien de messianique et incarne la figure de l'épuisement, de l'homme vidé par le système, bien que sa défaite ne soit pas due à l'exigence individuelle, comme aujourd'hui, mais à une manière monotone d'être esclave, qu'il constate et subit. Cependant, les deux lectures ne sont pas contradictoires : le scribe est une victime épuisée du dispositif social (comme le postule Han), mais aussi, à partir de cette faiblesse irrémédiable, il élève son refus radical (cette création qu'Agamben perçoit), qui devient une affirmation inébranlable, même s'il meurt sans compassion, dans l'oubli.
La préoccupation constante de Byung‑Chul Han pour l'actualité du monde, pour cette étape de la civilisation qu'il appelle « tardomodernité », réapparaît dans chacun de ses textes. Son regard, focalisé sur le tourbillon de l'actualité européenne, depuis Berlin où il conçoit et écrit, ne peut ignorer son mode oriental de voir et de penser. Dans ce livre, par exemple, il invite à remplacer les fatigues qui accablent par le repos du fatigué qui s'arrête pour tenter la contemplation « orientale », dans le silence où naît le plus humain de l'agir. Une récupération que l'Occident actuel, marqué par l'accélération capitaliste, oublie et méprise, au bord d'un abîme qui semble insurmontable.