Engagement au travail : ces nouvelles révolutions conceptuelles qui défient les entreprises

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L’engagement au travail est généralement analysé à travers les différences par générations. Mais ne faut‑il pas y voir aussi, de manière sous‑jacente, le fruit de révolutions conceptuelles qui défient l’entreprise ?


C’est une antienne bien établie. Les « nouvelles générations » au travail seraient différentes, plus insaisissables et souvent moins « engagées ». Les entreprises et leurs dirigeants seraient confrontés à des défis inédits de la relation au travail. En 2004, 60 % des cadres en entreprises estimaient leurs collaborateurs « motivés » contre près de 40 % ces dernières années, au terme d’une érosion structurelle (Baromètre des Décideurs Viavoice pour HEC Paris).

Quelle est donc cette « transition » ? Il me semble essentiel de tenter de compléter la lecture bien documentée qui prévaut volontiers.

Cette lecture, sur laquelle il n’est probablement pas nécessaire de s’étendre ici tant elle fait partie de nos références communes, consiste en ce qu’on pourrait appeler « l’analyse par générations » : chaque génération, caractérisée par ses valeurs, par des technologies auxquelles elle est plus familière et par les organisations d’entreprise de son temps, cultive ses propres conceptions du travail et de l’engagement. Ainsi que le résume France Travail, la succession de ces générations distingue :

- Les « Gen X », nés entre 1965 et 1980, privilégient le CDI, la rémunération, la valeur travail et la hiérarchie ;

- Les « Millenials », entrés dans le monde du travail au début des années 2000, considèrent le travail à travers les collaborations et la mobilité, et privilégient l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ;

- Les « Gen Z », nés à la fin des années 1990 et « digital natives », aspirent plutôt à la flexibilité et au sens (notamment face aux crises climatiques et sanitaires).

Cette éclairante lecture générationnelle ne doit pas, à mon sens, occulter un tout autre registre d’analyse : les révolutions conceptuelles de nos sociétés, sous‑jacentes et très déterminantes, qui défient l’entreprise d’aujourd’hui sur quatre registres majeurs.

Le premier concerne le déclassement au sein de la société, qui bouleverse à mon sens totalement la perception du travail. Pour mémoire en 2002, 33 % des Français se percevaient en déclassement, contre 58 % aujourd’hui (données Louis‑Harris, puis Viavoice). 

Dans sa vision mythifiée des Trente Glorieuses, le travail pouvait être volontiers considéré comme un levier d’ascension sociale, comme un passeport très apprécié.

Aujourd’hui, aux yeux de personnes s’estimant majoritairement en déclassement, le travail doit plutôt constituer, au contraire, un réconfort de protection, d’« expériences positives ». Les deux critères les plus importants aux yeux des 18‑28 ans pour « choisir une entreprise pour y travailler » sont désormais « l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle », et « l’ambiance de travail » (80 % dans les deux cas, Observatoire sociétal des entreprises Ipsos‑Cesi, juin 2024).

Le deuxième registre de révolution conceptuelle concerne le lien en société. Comme l’indique Marcel Gauchet à propos de la démocratie, l’entreprise détient elle aussi une « dignité supplémentaire de création de liens » : aux relations humaines qui préexistent, l’entreprise offre une manière additionnelle de créer du lien de société. 

Or ce « lien » institué dans le cadre d’un contrat de travail est constitutivement une subordination, et cette idée même de subordination apparaît de moins en moins soutenable. Historiquement située au cœur des conflits de classes et des luttes sociales et syndicales, la « subordination » s’entend de plus en plus souvent de manière individualisée, interpersonnelle, et se déploie dans l’ensemble des infimes du quotidien.

Cette subordination est d’autant plus difficilement acceptée que la principale valeur au travail portée par les 18‑28 ans aujourd’hui est « l’autonomie, la possibilité de prendre des décisions seul » (72 %, ibid.).

Le troisième registre sensible concerne l’identité. L’entreprise décerne un rôle, une fonction : une identité professionnelle, souvent déterminante en société. Or le principe d’une identité professionnelle surdéterminante n’est pas toujours favorablement accueilli, surtout quand la préservation d’une « vie personnelle » est privilégiée, et quand la tendance longue est celle d’une aspiration à une multiplication de ses propres identités.

Le quatrième registre, et non des moindres, concerne les récits de vies personnelles. Souvent, la principale compréhension effectuée de sa propre existence réside désormais en ses propres parcours de vies, ses trajectoires et ses épreuves : des historicités subjectives, quand de nombreuses entreprises au contraire sont surtout perçues à travers un court‑termisme. Prévalent encore les visions héritées de Milton Friedman concluant que « la responsabilité sociale des entreprises est d’augmenter leurs profits » à court terme (The New York Times, 13 septembre 1970).

A ce titre, le déploiement des « contributions » sociétales et climatiques, voire les ambitions de sociétés « à mission » ne répondent qu’imparfaitement à cette aspiration à la prise en compte des récits personnels au sein du collectif. Il s’agit ici à la fois de stratégies d’évolution mais également de cultures d’entreprises.

Ainsi sur ces quatre registres, ce qui est en question aujourd’hui n’est pas réductible à des visions générationnelles du travail. De manière sous‑jacente, ce qui est en question est notamment l’entreprise en tant qu’institutrice de la société, quand les conceptions sur celle‑ci sont révolutionnées (déclassement qui appelle un travail‑réconfort, valeur d’autonomie qui interroge le principe de subordination, aspirations pluri‑identitaires qui percutent l’identité professionnelle, récits de vie sans échos suffisants). L’opportunité, pour l’avenir, appartient peut‑être à des entreprises qui parviennent à aligner leurs propres objectifs de performances (court‑termistes et durables) sur des matrices de société en résonance avec les valeurs de demain. 

Il y a là un esprit de destruction‑créatrice schumpétérienne, appliquée à l’ADN de l’entreprise dans ses relations avec ses équipes actuelles et futures.

📷 "Mimétisme", par la photographe finlandaise Wilma Hurskainen (https://lnkd.in/e57thXFM)


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